L’Université et la tentation du progressisme autoritaire
Le 20e siècle a été le siècle des utopies totalitaires. Afin d’hâter l’avènement d’une nouvelle ère, des régimes ont exercé sur leur population la pire des dictatures. Les universitaires ont été soit complices (et pour certains d’entre eux les théoriciens du régime), soit passifs en préférant se concentrer sur leur travail et en ignorant les tumultes de l’époque. Ce phénomène est particulièrement bien documenté pour le nazisme et le communisme en URSS. La complicité et le silence des universités peuvent aisément se comprendre dès lors que les universitaires sont directement confrontés à un régime autoritaire1, mais le problème n’est pas là. Dans les pays occidentaux supposés démocratiques, il est usuel de voir des universitaires apporter leur caution à un régime autoritaire. Le philosophe français Jean-Paul Sartre a louangé le régime communiste, et ses quelques visites en URSS ne lui ont jamais permis de dessiller les yeux sur les réalités de la société soviétique. Quelques années plus tard, ce fut Mao Zedong qui accueillit la fine fleur de l’intelligentsia française, et celle-ci revint ravie de sa visite organisée en Chine et fit l’éloge de la révolution culturelle2. Il y a là un premier mystère : comment peut-on être aveugle à ce point quand on fait profession d’intellectuel ?
Plus rarement des universités se sont faites les laudatrices de régime autoritaire. Cela est arrivé avec l’Université de Lausanne, qui a décerné en 1937 un doctorat honoris causa à Benito Mussolini.
Comme le monstre du Loch Ness, l’affaire du doctorat refait surface de temps à autre. Ce fut notamment le cas en 1987, 2022 et 2024. Plusieurs questions se sont posées et continuent d’être posées. Comment a-t-on pu attribuer un diplôme universitaire à un dictateur ? Qu’est-ce que l’événement dit du fonctionnement académique ? Faut-il réparer ce que tout le monde admet de nos jours être une grosse erreur ? Pourquoi les universitaires ne font-ils pas preuve de plus de discernement et de neutralité en matière de politique ?
En filigrane à toutes ces questions, il y a le problème de la réalité historique, de sa remise en contexte et l’éclairage que la recherche historique permet d’apporter à des événements survenus il y a presque 90 années.
1 Les sources
Il faut tout d’abord saluer l’effort de l’UNIL qui a mis à disposition le résultat du travail d’archives mené en 1987 par Olivier Robert, devenu par la suite archiviste de l’université. La chose n’allait pas de soi. Le dossier est sensible. En 1976, le recteur avait refusé l’accès aux archives de l’Université de Lausanne à l’historien et spécialiste du fascisme en Suisse romande Claude Cantini.
La principale source d’informations est donc le travail d’archives réalisé par Olivier Robert pour mettre au jour l’ensemble des pièces produites ou reçues par l’Université. Il y a eu des velléités de recherche sur le sujet du fascisme en Suisse romande et les relations amicales avec le gouvernement italien, mais manifestement rien n’a été produit spécifiquement sur le sujet.
En 1998, l’historien François Wisard publia un livre sur l’université de Lausanne dans l’entre-deux-guerres, dont un chapitre revient sur les honneurs académiques attribués à Mussolini en 1937 et contextualise les événements à la lumière du climat social et politique des années 1930. L’ouvrage présente quelques pièces nouvelles par rapport à la documentation fournie par Olivier Robert. François Wisard souligne qu’il reste difficile d’établir un narratif exhaustif parce qu’en dehors des procès-verbaux et de quelques notes personnelles, il n’existe pas de document officiel justifiant l’attribution du grade de docteur honoris causa à Mussolini ; la cheville ouvrière fut le professeur et philosophe Arnold Reymond, qui multiplia les entrevues individuelles avec les différentes parties prenantes pour expliquer son initiative.
En 2004, l’économiste lausannois Jean-Christian Lambelet publia un livre sur l’affaire du doctorat attribué à Mussolini, dans lequel il défendait la thèse d’une succession malheureuse d’événements qui aurait finalement abouti aux fameux honneurs académiques de peur qu’un accident diplomatique n’en résultât. La thèse est battue en brèche par l’historien François Vallotton, qui note :
« Les marques de sympathie, voire d’admiration, d’une partie des élites politiques et économiques de Suisse romande envers le fascisme sont ainsi escamotées au profit d’une explication circonstancielle qui vise à déresponsabiliser les acteurs de cet épisode. »
En septembre 2020, la direction de l’UNIL confia au Centre interdisciplinaire de recherche en éthique (CIRE) le mandat de rouvrir le dossier Mussolini. Dans un contexte mondial où l’on parlait de façon croissante de « cancel culture », la question se posait s’il fallait et si l’on pouvait annuler la décision d’attribuer un doctorat honoris causa à Mussolini. Le CIRE acheva son rapport en mai 2022, et l’UNIL le rendit public.
En novembre 2024, l’UNIL organisa une conférence sur le sujet, et la RTS présenta une série de cinq émissions radiophoniques dans « Histoire Vivante ».
2 Les faits connus
2.1 Bonisegni et Reymond à la manœuvre
En novembre 1936, le Conseil de l’École des sciences sociales et politiques (ESSP) de l’Université de Lausanne vota en faveur de la proposition de son président Pasquale Boninsegni pour que fût décerné un doctorat honoris causa au dirigeant italien Benito Mussolini. Pour Bonisegni, il s’agissait non seulement de célébrer un ancien étudiant (même si dernier n’a assisté qu’à quelques cours en mai-juin 1902) et de louer l’œuvre du Duce, qui a « réalisé dans sa patrie une organisation qui a enrichi la science sociologique et laissera dans l’histoire une trace profonde » (selon le libellé du grade). La célébration des quatre cents ans de l’université3 était l’occasion de distinguer le dirigeant italien4.
Sur les dix membres du conseil de l’ESSP présents ce jour-là (Pasquale Boninsegni et Jean Piaget n’étaient pas là), seul un membre, le professeur Jean Wintsch, proche des milieux anarchistes, s’opposa à cette proposition. Cette décision fut ensuite examinée à deux reprises par la Commission universitaire de l’UNIL (décembre 1936 et janvier 1937), qui approuva par neuf voix sur dix la proposition du Conseil ; seul le professeur Georges Bonnard s’abstint, mais de ce que l’on comprend du procès-verbal de la séance, ses réserves portaient sur le qu’en-dira-t-on et le calendrier de remise du diplôme plutôt que sur une opposition de fond.
Le sénat des professeurs, qui était l’autorité académique suprême, ne fut pas consulté. La décision a donc été prise par le recteur, les doyens des différentes facultés, les directeurs d’école et le chancelier.
2.2 La réaction du Conseil d’État vaudois
Une fois la proposition de l’ESSP avalisée par la Commission universitaire, le recteur de l’UNIL Émile Golay informa en janvier 1937 le chef de département et le Conseil d’État, qui ne vit pas de problème.
Toutefois, selon l’historien François Wisard, le Conseil d’État avait été très partagé quant à l’initiative de l’UNIL. Dans un premier temps, il s’apprêtait à rendre un avis (consultatif) négatif, et puis dans un second temps, il leva toute opposition, et seul le libéral Jean Baup, alors chef du Département de justice et police, continua de considérer l’initiative comme une erreur. La seule explication du revirement du Conseil d’État est contenue dans une lettre du prof. Reymond (à l’origine de l’initiative) au doyen Golay datée de février 1937 et reproduite in extenso dans le livre de François Wisard : Mussolini aurait été mis au courant de l’initiative (par Pasquale Boninsegni), et il aurait été fâcheux de renoncer à lui octroyer les honneurs académiques si l’on ne voulait pas le froisser. Une phrase de Reymond trahit également le sentiment d’admiration pour le Duce :
« De plus il a accompli dans son pays une œuvre originale de redressement, quel que soit le jugement définitif qui sera porté sur elle ; par là il a vraiment illustré l’Université de Lausanne. »
Les autorités fédérales ne furent informées qu’en mars 1937. Le seul problème qu’elles eurent à gérer fut la rumeur d’un éventuel refus par Mussolini des honneurs que l’université lui avait accordés au motif qu’il était irrité des protestations publiées dans la presse lausannoise. L’obstacle fut levé prestement. Giuseppe Motta, responsable de la politique étrangère au niveau fédéral, déclara :
« La politique proprement dite n’a donc rien à faire avec ce doctorat. Quant à moi-même, à mon département et à ses organes, nous n’avons jamais été mêlés à aucun degré et d’aucune façon à cette affaire. »
2.3 Le précédent de 1930
François Wisard montre que l’opinion positive d’arnold Reymond sur le Duce n’était pas un fait isolé à l’Université de Lausanne. En février 1930, la faculté de droit de l’UNIL avait invité le professeur de droit public Carlo Costamagna, un idéologue du parti fasciste, à donner un cycle de trois conférences sur le corporatisme italien à Lausanne, des conférences jugées suffisamment éclairantes sur la crise démocratique et ses solutions pour que la Gazette de Lausanne en publiât un résumé circonstancié dans ses éditions du 19, 20 et 24 février 1930. Ainsi, dans la première conférence, le quotidien résuma ainsi le concept d’État fasciste défendu par Costamagma :
« C’est en s’inspirant de l’idée de régime que le fascisme a corrigé le système des partis politiques après avoir réadapté la notion de souveraineté. L’État devenant une réalité distincte des individus qui le composent, ce ne sont pas eux qui détiennent la souveraineté. Celle-ci n’appartient ni au roi, ni au parlement, ni au peuple. Aristote donnait déjà cette excellente définition de la souveraineté : « la possibilité d’atteindre ses propres buts par ses propres moyens. » L’État n’a pour fin que lui-même, c’est-à-dire sa propre défense et le développement de ses éléments constitutifs. Pour satisfaire aux exigences de sa propre souveraineté, l’État défend et développe son territoire, son peuple. La formule du nouveau régime pourrait être « Pour l’État, avec le peuple. »
Le conférencier fut chaleureusement remercié par le doyen de la faculté de droit Philippe Meylan qui voyait dans les idées autour du corporatisme des « tendances heureuses pour notre pays suisse. » Et de préciser qu’il s’agissait là de « notre conviction à tous, même les plus individualistes d’entre nous. »
2.4 La divulgation de l’affaire dans la presse
La Commission universitaire avait décidé de garder le silence sur les honneurs adressés au Duce, mais l’affaire fut éventée en mars 1937, et la presse s’en fit un écho que l’on peut qualifier de timide pour la presse locale d’obédience libérale et plus tonitruant pour la presse socialiste à l’origine de la révélation5. La Gazette de Lausanne prit la défense de l’Université. Et le 23 avril 1937, le recteur Golay répondait aux critiques que la décision de l’UNIL avait soulevées en réaffirmant l’action grandiose du Duce :
« Nul ne peut contester que, par l’œuvre réalisée dans son pays, par le respect et l’intérêt qu’il porte au nôtre, par son affection pour notre ville, le chef du gouvernement italien fait honneur à l’Université, qui l’a compté jadis au nombre de ses élèves. »
2.5 La remise du diplôme
Une délégation composée du recteur Émile Golay, du chancelier Franck Olivier et du directeur de l’ESSP Pasquale Boninsegni remit le diplôme à Mussolini au Palazzo Venezia, siège du gouvernement fasciste à Rome, le 7 avril 1937.
Le diplôme fut accompagné d’une adresse, dont l’extrait ci-dessous montre que les autorités universitaires allaient bien au-delà d’une simple marque de déférence vis-à-vis du dictateur italien :
« Cette École, dont vous avez suivi les cours au début de son organisation, a voué une grande attention à l’œuvre de rénovation sociale grâce à laquelle vous avez, en supprimant la lutte des intérêts de parti, rendu au peuple italien le sentiment vital de sa cohésion spirituelle, économique et sociale. Une œuvre de cette envergure ne se laisse pas objectivement caractériser et apprécier en quelques lignes ; ce qui est certain, c’est qu’elle représente un effort des plus typiques pour surmonter la crise morale et économique dont chaque nation souffre actuellement ; elle marquera dans l’histoire une trace profonde. En tant que créateur et réalisateur d’une conception sociologique originale, vous avez illustré l’Université de Lausanne ; c’est pourquoi celle-ci tient à rendre honneur à l’éclat que vous avez jeté sur elle. »
2.6 Les réactions en Suisse
Le rectorat reçut quelques lettres de protestation. Le dossier réalisé par Olivier Robert en compte vingt-quatre, dont cinq de professeurs de l’université (sur les quelque cent cinquante enseignants toutes catégories confondues) : André Bonnard, Henri-Louis Miéville, Elie Gagnebin, Edmond Grin et Charles Masson. Philosophe de formation, Miéville rappelait le devoir de neutralité de l’Université, a fortiori en présence d’une doctrine douteuse :
« Est-ce la fonction d’une université comme la nôtre, dont le propos est d’être la servante fidèle et l’ouvrière active d’une culture basée sur le respect de la dignité de la personne, que d’accorder la plus haute distinction à un dictateur dont l’œuvre sociale reste malgré tout discutable parce qu’elle fait de la subordination totale de l’individu à l’État (c’est à dire en l’occurrence à un parti politique) la pierre angulaire de sa construction ? »
Parmi les lettres de protestation, celle du professeur André Bonnard était la plus étayée et pointait exactement le nœud du problème :
« M. Mussolini est un homme politique. Qu’on le veuille ou non, sa personne symbolise une attitude politique définie. En lui décernant le suprême honneur dont l’université dispose, vous avez donné à toute personne non prévenue le sentiment que l’université prenait parti dans le conflit qui oppose dangereusement, en ce pays même, des idéologies politiques. Sans doute telle n’était pas votre intention. (…)
Était-ce à une école de sciences politiques, section d’une faculté de droit, était-ce à une université suisse à honorer un apôtre de la force ? (…)
Le fondement de cette pensée – d’origine hégélienne—, c’est que l’État est un « absolu ». Loin de se soumettre lui-même à la vérité, c’est lui seul qui, de sa propre autorité, crée les valeurs spirituelles. « Tout est dans l’État, écrit M. Mussolini, et rien d’humain ni de spirituel n ‘existe et a fortiori n’a de valeur, en dehors de l’État. » (…)
Si la fonction de l’université est de former la personne humaine au respect des valeurs spirituelles – valeurs de vérité, de justice, de beauté –, comment ne pas envisager la pensée de M. Mussolini comme la négation de notre tâche ? Et quel professeur de nos facultés pourra lire sans éprouver un sentiment de honte de telles déclarations, sachant que l’université à laquelle il se rattache les a consacrées par l’honneur accorde à leur auteur ? »
2.7 Un aparté : le cas André Bonnard
Il faut s’arrêter un instant sur André Bonnard, éminent helléniste suisse et professeur de grec à l’Université de Lausanne. Il fut alerté par son ami Jean Wintsch de la décision de l’Université d’attribuer des honneurs académiques à Mussolini. Il n’écrit un courrier au recteur et à la Commission universitaire qu’après que l’affaire a été révélée par la presse locale en mars 1937. André Bonnard était un sympathisant de gauche, mais il ne manifesta guère publiquement ses opinions politiques contrairement à son collègue Wintsch (selon le témoignage d’Yves Gerhard). Quelques années plus tard, il fut rattrapé par une autre affaire, perdit son poste de professeur de grec à l’Université de Lausanne, et la direction lui refusa le titre de professeur honoraire après sa retraite, un fait exceptionnel. Quelle fut donc cette affaire ?
En 1952, alors que l’Europe entrait de plain-pied dans la guerre froide et que le maccarthysme frappait les universités américaines6, André Bonnard, militant pour la Paix et humaniste, fut poursuivi pour « services de renseignement politique » (intelligence avec une puissance étrangère) devant la Cour pénale fédérale. Quel était donc l’acte de trahison dont Bonnard s’était rendu coupable ?
Il avait été contacté par son ami Frédéric Joliot-Curie (le grand physicien français, mais aussi militant du Parti communiste français), et avait fourni des notices bibliographiques sur les membres du Comité international de la Croix Rouge, que Joliot-Curie pensait être au service des États-Unis. Alors même que les notices ne comportaient que des informations publiques et des avis personnels. Bonnard fut condamné à 15 jours de prison avec sursis en 1954.
Il ne faisait guère de doute que le dossier était vide, et qu’André Bonnard fut condamné pour délit d’opinion, c’est-à-dire pour des sympathies avec des mouvements qui tout en œuvrant pour la paix et le désarmement servait certes essentiellement les intérêts de l’URSS. Olivier Reverdin, son jeune confrère de l’Université de Genève (et militant anticommuniste), réfuta qu’il s’agît d’opinions. Il écrivait à charge dans la Gazette de Lausanne à l’issue du procès :
« Comment, toutefois, n’être pas affligé. L’homme a été formé à l’école de Socrate, à qui il a consacré des pages émouvantes. Et voilà qu’il se met à dénoncer sans discernement une institution, le Comité international de la Croix- Rouge, aux services de laquelle il avait souvent recouru ; voilà qu’il se fait accusateur de ses propres concitoyens auprès d’organisations politiques étrangères ; voilà que, faute de discernement, et sans se rendre compte, probablement, de la gravité morale de ses agissements, il se livre à une forme de mouchardage bien antipathique. Encore une fois, tout cela est affligeant ; troublant aussi, et dramatique. »
Cette affaire, postérieure de 15 ans à l’affaire Mussolini, montre le climat qui régnait alors, caractérisé par un profond anticommunisme au point que toute sympathie pour la mouvance communiste (fût-elle exprimée dans un cadre privé comme dans la correspondance entre Bonnard et Joliot-Curie) devenait suspecte et susceptible de poursuites judiciaires et d’ostracisation. La disproportion de la condamnation pénale fut suivie d’une décision tout aussi disproportionnée de l’Université de mise au ban du professeur Bonnard.
4 Qu’est-ce que nous dit le dernier rapport de l’UNIL ?
4.1 Le contenu du rapport de 2022
Le rapport de l’UNIL de 1987 a reconstitué les événements et fournit des explications historiques pour mettre en contexte le déroulement de l’affaire. Le rapport de 2022 rappelle le contexte historique de l’époque et confirme que le doctorat honoris causa a bien été attribué en toute connaissance de cause à Benito Mussolini. Ce dernier n’a pas acheté son grade ; ce n’est pas la peur d’un incident diplomatique qui a motivé la décision de l’Université de Lausanne. Le rapport conclut sans ambages :
« Le souci éthique réel concerne bien la question de la responsabilité collective dans le temps long de l’institution et de ses processus de décision face à sa communauté ainsi qu’à la société dans son ensemble. Dans cette perspective, le Groupe de travail considère que l’octroi du d.h.c. à Benito Mussolini a constitué une faute grave commise par les instances universitaires et politiques d’alors. Ce titre constitue une légitimation d’un régime criminel et de son idéologie. »
La chose assez surprenante à la lecture du document est que le travail a été réalisé sous l’égide du Centre interdisciplinaire de recherche en éthique (CIRE) de l’UNIL. Et pourtant, la discussion porte assez peu sur des questions éthiques ; elle est presque exclusivement articulée autour de la légalité de la décision ou de la légalité de la décision inverse (l’annulation du grade). La coordonnatrice de l’étude Nadja Eggert dit la même chose au micro de la RTS :
« Le retrait ne peut pas se faire si facilement. Il n’y a pas de procédure prévue pour retirer ce titre. Sur le plan juridique, dans un état démocratique, il faudrait s’assurer d’une base légale pour retirer le titre. »
Le groupe de travail est frappé d’un problème qui est une des racines de la crise démocratique dans les sociétés occidentales : la confusion entre légitimité et légalité doublée d’une primauté donnée au droit. Selon le dictionnaire philosophique de Lalande, l’éthique est « la science ayant pour objet le jugement d’appréciation en tant qu’il s’applique à la distinction du bien et du mal » ; c’est une science qui se distingue de la morale (un ensemble de règles implicites partagées par une société) et du droit (un ensemble de règles explicites qui s’imposent à une société). L’attribution d’un doctorat à Mussolini a été légale, elle n’en demeure pas moins illégitime, et cela à plus d’un titre.
Le groupe de travail a évidemment un souci de taille : son rapport est écrit en écriture dite inclusive, un élément révélateur d’appartenance à l’idéologie « progressiste » à la tête des universités suisses, et donc un risque fort de partialité apparaît. Il convient d’en explorer quelques implications.
4.2 L’ombre de la « cancel culture »
Le rapport de 2022 se fait l’écho d’un postulat déposé en mars 2022 par la jeune députée Élodie Lopez au Grand Conseil au nom du groupement (EP) de « Ensemble à gauche » et du Parti ouvrier populaire. Ce postulat s’inscrit dans le mouvement contemporain de « cancel culture ».
Ce mouvement est la forme moderne d’une pratique ancienne, la damnatio memoriae (condamnation à l’oubli) des Romains. On ne compte plus dans l’histoire le nombre de fois où l’on a voulu annuler le passé. Une fois au pouvoir, les chrétiens tentèrent d’éradiquer la culture païenne ; les protestants iconoclastes firent de même en détruisant les œuvres d’art catholique ; les révolutionnaires furent également pris d’une frénésie de destruction des symboles de l’Ancien Régime ; Staline faisait retoucher les photographies en faisant disparaître les anciennes figures politiques qui avaient été déclarées ennemis du régime.
Le problème du postulat déposé par le groupement EP au Grand Conseil (outre les erreurs historiques qui font quand même désordre) est qu’une partie de la gauche a grand intérêt à effacer le fait que le fascisme est une ramification du socialisme révolutionnaire. La technique la plus courante pour brouiller les pistes est de faire systématiquement l’association entre fascisme et extrême droite. Tout comment les communistes français ont consacré beaucoup d’énergie à gommer l’année de collaboration (juin 1940-juin 1941) avec l’occupant nazi.
L’autre aspect est que le postulat veut mettre à l’honneur Jean Winsch pour s’être opposé à ce que fûrent décernés des honneurs académiques à Mussolini, une proposition reprise à son compte par le groupe de travail. En premier lieu, il faudrait relire une des lettres de protestation adressées au recteur, celle du philosophe Henri-Louis Miéville. Dans une première lettre en date du 3 mars 1937, il suggéra au recteur ceci :
« Cet acte devrait être – ne pourrait, semble-t-il, être – autre chose que le fait de conférer une distinction analogue à quelque proscrit illustre, victime de l’intolérance totalitaire ou tout au moins à quelque représentant illustre d’une pensée nettement opposée à toute idéologie totalitaire »
Puis dans une seconde lettre en date du 9 mars 1937, il se ravisa :
« Il me parait indélicat et inadmissible qu’une distinction accordée à une illustre victime de l’intolérance totalitaire ou a quelque représentant éminent d’une philosophie politique opposée à tout asservissement de la pensée le soit en apparence eu égard à son mérite, mais ne soit décidée en fait que par raccroc, et pour compenser l’impression fâcheuse causée par le titre conféré à M. Mussolini. »
Mais qu’a fait le professeur Winsch pour mériter pareil honneur ? Pas grand-chose dans les faits. Il s’est abstenu lors d’un vote. A-t-il protesté vivement ? Mis son poste au sein du Conseil de l’ESSP dans la balance ? Non, il s’est abstenu. Qui ne dit mot, consent, dit le dicton.
Le problème dépasse le seul cas de Jean Winsch. Le rapport de 2022 et la RTS citent la résistance de Georges Bonnard, doyen de la faculté de lettres. Étrange résistance que celle d’un homme qui s’abstient au premier tour, et pas au second, et donc les seuls commentaires sont sur le qu’en-dira-t-on. A-t-il suggéré de porter la question devant le Sénat, qui était la plus haute autorité académique et une instance démocratique représentant le corps professoral ? Non.
Ce qui est donc problématique dans le rapport de 2022 est qu’il fait l’impasse sur les rares personnes qui ont protesté, au premier rang desquelles André Bonnard qui semble toujours voué aux gémonies aux yeux de l’UNIL13. Il faut également noter que la série radiophonique de la RTS consacrée à l’affaire Mussolini grossit la réaction des doyens14 (inexistante dans les faits) contre la décision de l’UNIL tout comme elle passe sous silence la réaction des professeurs Bonnard et Miéville.
Le postulat déposé par le groupe EP et la reprise de la proposition dans le rapport de l’UNIL apparaissent donc comme maladroits car trop liée à l’esprit de la « cancel culture ». Pour autant, il y a un intérêt à réactiver un débat sur le fascisme dans le canton de Vaud dans les années 1930 et sur la complaisance de la direction de l’Université à son endroit. Je cite ici le philosophe Pierre Vesperini qui a consacré un livre sur la culture de l’annulation car il résume parfaitement la problématique :
« Mais l’agacement et le malaise, pas moins que l’étonnement, peuvent devenir le commencement de la pensée, à condition qu’on en ait le courage. Car prendre conscience des parts d’ombre de son passé ou de sa discipline est toujours douloureux, et réfléchir est toujours dangereux, tant cette activité fait tout de suite vaciller les certitudes qui fondaient notre vie. Mais même si l’on n’en a pas le courage, il faut s’y résoudre, car, comme le disait Hannah Arendt, ne pas penser est encore plus dangereux. (…)
En un mot : les tenants de la « cancel culture » posent une vraie question, une question plus que légitime et importante, une question fondamentale, et que personne, dans l’ordre social où nous vivons, n’aurait posée. De cela, je leur suis profondément reconnaissant. Mais à cette vraie question, la « cancel culture » apporte une réponse fausse. Une réponse faussée par cette vision puritaine (donc rédemptrice) de l’Histoire et de la nature humaine. »
Courage est le mot important dans le résumé de la situation par Pierre Vesperini.
4.3 Les impasses de la politique mémorielle
La dernière partie du rapport de l’UNIL de 2022 est une réflexion élargie sur la politique mémorielle à l’UNIL. Comme dans le reste du rapport, cette partie pèche par sa vision juridique du problème en faisant appel au concept de justice transitionnelle tiré du droit pénal international au lieu d’en proposer une perspective philosophique.
En contorsionnant le principe de justice transitionnelle, le groupe de travail énonce les trois piliers de la politique mémorielle :
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La transparence. On peut donner quitus à l’Université depuis 1987 d’avoir non seulement autorisé l’accès à ses archives (ce qui n’avait été le cas en 1976 lorsque l’historien Claude Cantini en avait fait la demande) mais également d’avoir mis en ligne les documents relatifs à l’affaire Mussolini.
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La réparation. Pour le groupe de travail, « la réparation peut passer par la réaffirmation de ces valeurs et la valorisation d’actions ou de personnes ayant agi en conformité à ces dernières ». D’une part, on ne voit pas en quoi une réparation ici s’imposerait en l’absence de partie lésée. D’autre part, il y a un pas entre affirmer des valeurs et les appliquer ; ici on propose de valoriser un professeur qui a joué un rôle passif. Il y a un souci quelque part.
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Éviter de répéter la même erreur. C’est louable, mais encore faut-il s’accorder sur la nature de l’erreur, et là manifestement le groupe de travail n’était pas en capacité de le faire (ou disons-le autrement : il eût été possible de le faire, mais cela aurait demandé une capacité autocritique conséquente, du courage comme le dit Vesperini).
Quelle erreur ont commise le recteur de l’Université de Lausanne et ses collègues ? Ils ont violé un principe de neutralité de l’Université. On ne peut rien dire (de certain) sur les motivations politiques des membres de la direction de l’Université, mais il est vraisemblable qu’ils aient vu dans le fascisme ce que nous appelons de nos jours de l’ingénierie sociale. Il est probable que plusieurs parmi eux aient été séduits par certains thèmes fascistes comme le corporatisme ou qu’ils aient même eu quelques affinités électives envers cette forme de contrôle social. En cela, ils avaient des opinions qui divergeaient de celles exprimées par la population suisse : les mouvements frontistes ont fait de piètres résultats aux élections fédérales de 1935 (1 % des sièges), et le projet de révision constitutionnelle pour incorporer des doses de corporatisme a été rejeté par le peuple. En bref, on retrouve le fossé entre une classe d’intellectuels favorables à un progressisme autoritaire et la population méfiante vis-à-vis de ce « progrès ».
La différence entre 1937 et 2024 est qu’en 1937, la direction de l’Université louangeait le progressisme autoritaire dans un pays étranger alors qu’en 2024, elle le pratique activement (ainsi que ses consœurs). Rappelons-le quelques marqueurs de la nouvelle idéologie consacrée par l’Université :
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Discrimination positive. Au nom de la parité entre hommes et femmes, il s’agit d’aller bien au-delà de l’égalité de droit en accordant des privilèges aux femmes dans l’attribution des postes, des financements, etc. C’est légal et inscrit dans la loi, mais c’est moralement illégitime. On a créé un bureau de l’égalité dans chaque université, qui applique des programmes de discrimination. On est en pleine dystopie orwellienne…
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Ecriture dite inclusive. Elle a été rendue obligatoire par l’actuel recteur en octobre 202415 (décision formelle puisque dans les faits elle est pratiquée par l’appareil bureaucratique de l’université et les zélateurs). L’écriture dite inclusive est un marqueur idéologique. Elle est le pendant de la novlangue chez Orwell et de la langue du troisième Reich chez Victor Klemperer. Inconsistante sur le plan de la logique, sans base linguistique sérieuse, et justifiée pour reverser la « masculinisation » de la langue (le fameux complot des grammairiens du Grand Siècle), elle est la langue bureaucratique par excellence. Les clercs du Moyen Âge parlaient en latin, les clercs modernes parlent « l’inclusif ».
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Importation des théories en vogue dans les grandes universités américaines : diversité, inclusion et équité (acronyme DIE), théorie du genre, etc. Comme les grandes universités américaines, l’UNIL n’a pas échappé à la vague antisémite qui sous couvert de manifestations pour dénoncer la guerre à Gaza, a été l’occasion d’afficher la haine des Juifs et une crasse ignorance des origines du conflit. Il a fallu que l’opinion s’en émût pour que le recteur bougeât (au contraire de son homologue de l’EPFL qui n’a pas tergiversé lors de l’occupation de bâtiments)
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Bureaucratisme autoritaire et gestion par la peur. Deux récents articles de la RTS et du Temps témoignent des tensions au sein de la direction, avec pour conséquence le non-renouvellement du mandat de l’actuel recteur.
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Prises de position dans l’air du temps : climat, covid, globalisme, etc. La direction de l’UNIL « entend se positionner comme actrice de la transformation sociétale ». Un peu moins de militantisme, un peu plus de science… c’est ce qu’on attend d’une université publique. Lors de la covid, l’UNIL a fait montre de la même absence d’esprit critique et a imposé un passeport sanitaire, ostracisant le personnel et les étudiants non vaccinés. Rappelons que pour les étudiants, les risques de la vaccination l’emportaient sur les bénéfices, que le vaccin n’empêchait pas la propagation, etc. Là encore l’idéologie l’a emporté sur la raison.
5 La morale de l’histoire
L’affaire du doctorat honoris causa décerné à Mussolini aura au final fait couler plus d’encre en ce début du 21e siècle que lors des événements de 1937. L’Université a fini par reconnaître une faute morale, mais malheureusement tout indique qu’elle n’en a pas tiré les leçons.
Elle n’a pas compris que si elle avait respecté une stricte neutralité sur le plan politique, l’erreur n’aurait pas été commise. Il est également vraisemblable que si la décision n’avait pas été prise par un cénacle de quelques personnes (gagnées au progressisme autoritaire), mais si elle avait été soumise au sénat des professeurs (la plus haute autorité académique) comme les règles l’y autorisaient, elle aurait sans doute été bien différente. Si André Bonnard a défendu l’idée que l’université était un lieu de recherche de la vérité (et non une chambre d’écho des idéologies), il est vraisemblable que plus d’un parmi les professeurs partageaient cet avis et qu’un vif débat aurait permis de prendre conscience du caractère délirant de l’attribution d’une couronne de lauriers académiques à un dictateur.
Au 19e siècle a émergé une nouvelle université16 – associant recherche et enseignement – sur les ruines de l’université d’Ancien Régime, et cela pour le plus grand bénéfice des sociétés occidentales. On a accordé financement, autonomie et liberté académique à ces universités, c’est-à-dire que la société a trouvé utile que le contribuable soit sollicité financièrement afin que des « clercs » soient payés à réfléchir, mener des recherches scientifiques, et former des étudiants. Simon Leys, témoin de la crise universitaire des années 1960-70 quand stalinisme et maoïsme étaient à la mode chez les universitaires, avait écrit :
« Les impostures intellectuelles et les charlataneries à la mode requièrent d’habitude une phraséologie prolixe et un jargon obscur, tandis que les valeurs essentielles peuvent généralement se définir de façon claire et simple. Aussi la définition de l’université ne prête-t-elle guère à discussion, il me semble. L’université a pour objet la recherche désintéressée de la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences, l’extension et la communication du savoir pour lui-même, sans aucune considération utilitaire. »
L’université n’a pas vocation à être un acteur de la transformation sociale, n’en déplaise au recteur de l’UNIL (et ses confrères qui pensent exactement comme lui). On ne lui demande pas d’accoucher de l’homme nouveau. Le militantisme qualifié de woke par le grand public, les errements lors de la crise covid, l’agitprop de certains professeurs au nom du climat, le progressisme autoritaire, les attaques contre la liberté académique, tout cela nuit à l’image de la science et de la recherche. Tout cela décrédibilise le discours scientifique alors que dans les défis auxquels les sociétés occidentales devront faire face, la science est appelée à jouer un rôle essentiel.
6 Bibliographie
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Notes
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Selon les historiens Pierre Milza et Serge Berstein, seulement 1 % des professeurs d’université italiens refusèrent de prêter serment d’allégeance au fascisme en novembre 1931 et ils furent suspendus sur le champ. Les deux historiens ajoutent : « Il s’en faut cependant de beaucoup que tous ceux qui ont juré soient des fascistes convaincus. Les uns l’ont fait par indifférence politique, d’autres parce qu’ils considéraient que la nature de leur enseignement rendait le serment vide de sens, d’autres encore pour des raisons purement matérielles. »↩︎
-
Comme l’a noté le sinologue belge Pierre Ryckmans alias Simon Leys, seul Barthes s’abstint de faire des commentaires sur ce qu’il avait vu en Chine. Son récit de voyage ne fut publié qu’après sa mort, préfacé par un autre intellectuel français Philippe Sollers. Simon Leys concluait ainsi son chapitre qu’il avait consacré à Barthes dans « le studio de l’inutilité » en citant Orwell : « Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écrire des choses pareilles ; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide. »↩︎
-
C’était le professeur Arnold Reymond qui était en charge de l’organisation du jubilé. Cela explique le rôle central qu’il a joué dans l’affaire. Il est probable que Pasquale Boninsegni fût jugé trop notoirement fasciste pour qu’il jouât un quelconque rôle de premier plan.↩︎
-
Mussolini fit un don personnel de 1000 Fr (ce qui correspond à un peu moins de 9000 Fr actuels) en 1936. D’aucuns pensent qu’il avait en quelque sorte acheté son grade et que l’Université se sentant redevable aurait décidé de le remercier par l’octroi d’un grade universitaire. Aucune pièce disponible ne permet d’étayer ces explications.↩︎
-
C’est le leader socialiste Paul Golay qui révéla l’affaire dans « le droit du peuple » (en date du 2 mars 1937).↩︎
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Il y a très peu d’exemples dans les pays occidentaux où les autorités imposèrent un serment d’allégeance aux universitaires. Cela fut le cas aux États Unis en 1950. L’université de Californie demanda à ses employés de signer un serment de loyauté, qui impliquait notamment de réfuter toute appartenance ou connexion avec la mouvance communiste. Le grand historien Ernst Kantorowicz (alors à UC Berkeley) refusa de signer ce serment et s’en expliqua dans un court essai « The Fundamental Issue » qui rappelait la mission de l’université. Il déclarait notamment que « on peut imaginer une université sans un seul jardinier ou concierge, sans une seule secrétaire, et même – image envoûtante – sans un seul recteur. La constante et l’essence d’une université est toujours le corps des enseignants et des étudiants. »↩︎
-
De façon amusante, fascisme et fascination partagent la même racine, que l’on retrouve également dans fascine, faisceau, faix et fascia. Le faisceau est un assemblage de baguettes, dont on faisait des paniers (fascis) ou le faisceau des licteurs, à savoir une hache entourée de vergers, symbole du pouvoir à Rome ; et en latin, fascinum désigne à fois l’envoûtement (d’où le mot fascination) et le sexe masculin (Fascinus était un dieu romain, l’équivalent de Phallus chez les Grecs).↩︎
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Le mot a perdu beaucoup de son sens initial, qui selon l’étymologie grecque veut dire « sans chef ». « anarchique » a pris le sens de « désordonné », un contresens par rapport au sens premier. « L’anarchie c’est l’ordre sans le pouvoir » s’exclamait Proudhon.↩︎
-
Le Risorgimento est le nom donné à l’unification italienne en 1860, finalement réalisée par le roi de Piémont-Sardaigne Victor Emmanuel II (issu de la dynastie des Savoies). Son premier ministre Cavour en a été l’artisan, et c’est lui qui est arrivé à fédérer la mosaïque des mouvements patriotiques et les rallier à l’idée d’une Italie unie sous l’égide du petit roi de Turin. Même le républicain Garibaldi y souscrivit. Fervent républicain et révolutionnaire professionnel, Giuseppe Mazzini fut le seul à ne pas adhérer au projet d’une unification monarchiste de l’Italie. Socialiste simonien, Mazzini s’est fortement démarqué du courant socialiste qui devint majoritaire à la fin du 19e siècle (après que les marxistes ont pris le contrôle de l’internationale ouvrière), marqué par l’internationalisme et l’anticléricalisme. La devise de Mazzini était « peuple et dieu », marquant l’ancrage national du socialisme et l’importance de la religion comme morale commune.↩︎
-
Il faut un professeur de paléographie et diplomatie à l’université catholique de Nimègue. En rupture de ban avec son université, il s’exila à Lausanne où il créa en 1927 le Centre International d’Études sur le Fascisme (CINEF), qui fut fermé quelques années plus tard par les autorités vaudoises. En 1928, il publia « le fascisme et ses résultats » où il définissait le fascisme et vantait les réussites de Mussolini en Italie.↩︎
-
Le futurisme est un mouvement artistique italien (qui eut de nombreuses variantes dans les pays occidentaux) qui célébra le culte du progrès à travers la vitesse, les machines, la violence et la civilisation urbaine. On doit à l’écrivain Filippo Tommaso Marinetti le « manifeste du futurisme » (1909). L’art fasciste fut profondément influencé par le futurisme.↩︎
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Extrait de l’article « fasciste » dans le recueil « écrits corsaires » qui contient quelques-uns des articles écrits par Pasolini avant son assassinat en 1975.↩︎
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Pour être juste, il me faudrait préciser que la syndique de Lausanne Yvette Jaggi avait inauguré en 1992 une placette André Bonnard près du palais de Rumine, et que l’inauguration avait eu lieu en présence du recteur Pierre Ducrey.↩︎
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La RTS parle également de la centaine de courriers de protestation alors que seules vingt-quatre lettres sont recensées, dont cinq de professeurs.↩︎
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Voir https://www.unil.ch/egalite/fr/home/menuinst/egalite-femmes-hommes/les-mots-de-legalite.html↩︎
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On parle de modèle de Humboldt.↩︎
3 Comment comprendre la décision de l’UNIL en 1937
Plusieurs thèses ont été avancées pour justifier les honneurs académiques attribués à Mussolini : Mussolini aurait acheté son grade, les autorités suisses auraient eu peur de froisser le dictateur, le professeur Giuseppe Boninsegni a manœuvré habilement pour qu’il fût décidé d’attribuer le grade universitaire, etc. Aucun des éléments disponibles ne permet d’accréditer l’une de ces thèses, et tous les éléments à notre dispositio convergent pour montrer que la direction de l’UNIL a bien décerné en toute connaissance de cause une distinction universitaire à un dictateur. Il faut donc se replonger dans le contexte de l’époque pour comprendre ce qui a pu amener les membres de cette direction à prendre une telle décision à la quasi-unanimité sans provoquer de tollé.
Replaçons tout d’abord le contexte socio-politique des années 1930. La première moitié du 20e siècle est marquée par de profondes mutations de la société occidentale et de nombreuses crises. Nous avons une image déformée du fascisme, et il faut se replacer dans le contexte de l’époque pour comprendre comment il a émergé et a séduit, pour ne pas dire fasciner7, beaucoup de monde bien au-delà des frontières italiennes.
3.1 Les mutations du début du 20e siècle
Le début du 20e siècle commence par ce que l’on a coutume d’appeler la Belle Époque, une période de forte accélération technologique et industrielle (généralisation de l’électricité, début de l’aviation, etc.), d’efflorescence artistique, d’expansion maximale de l’Europe à travers la colonisation de l’Afrique et de l’Asie, mais également de forts antagonismes entre des États-nations désormais constitués à travers tout le continent européen. L’époque fut belle assurément, mais pour une minorité de la population : la bourgeoisie. Pour les ouvriers et les paysans, les choses étaient fort différentes. Les inégalités étaient criantes. Cette montée de la misère, surtout dans les villes où se concentraient les ouvriers, eut pour conséquence un écho croissant des thèses socialistes.
Le socialisme naquit dans le sillage de la Révolution française. Les premiers temps furent ceux du socialisme utopique, qui n’inquiéta guère les classes dirigeantes. Puis après les révolutions du printemps 1848, le mouvement anarchiste8 connut un certain succès dans la classe ouvrière et auprès de certains intellectuels comme Élisée Reclus, puis il est dépassé à son tour par le communisme après le congrès de l’Internationale ouvrière de 1889 et la prise de pouvoir des marxistes. Le communisme est une version radicale du socialisme. Il vise à une prise de pouvoir par la force et à l’avènement d’un homme nouveau.
Le communisme a été perçu comme une menace existentielle pour les gouvernements occidentaux après la chute du tsar en Russie en 1917. Un noyau d’ultras, les Bolchevicks, donna à la révolution russe un tournant sanglant, et après la défaite allemande de 1918 et la destitution du tsar Nicolas II, il y avait un risque que la fièvre communiste se propageât à travers l’Europe. En Suisse, l’événement marquant fut la grève générale de 1918.
Parmi les pays voisins, lourdement frappés par la guerre de 1914-18, l’Italie fut la première à voir développer une réponse à la menace communiste qui ne passât pas par les réponses politiques classiques (p. ex. par l’adoption de lois sociales). Mussolini, un ancien militant de la mouvance socialiste, internationaliste, pacifiste et anticléricale, a fédéré plusieurs courants pour faire émerger une nouvelle approche fondée sur un État fort, qui s’appuie sur l’armée et la famille, un mouvement à la fois anticapitaliste et anticommuniste avec une forte composante nationaliste.
3.2 Irruption du fascisme en Italie
On a présenté souvent le fascisme comme un mouvement réactionnaire et conservateur, et de nos jours, il est fréquent d’associer extrême droite et fascisme. C’est se méprendre sur la nature profonde du fascisme.
Le fascisme prit initialement sa source dans le socialisme et le républicanisme de Mazzini au 19e siècle lors du Risorgimento9. Il évolua graduellement au fil des années. La corruption endémique des parlementaires et les manœuvres politiciennes (les combinazioni) conduisirent à une détestation du parlementarisme, tandis que le culte du chef alla de pair avec la haine de la démocratie.
Le chef… Les Italiens n’utilisèrent par ce terme (capo en italien), mais celui de Duce, qui a une signification légèrement différente : Duce est étymologiquement dérivé du latin dux (qui a donné duc et doge), et il a la même racine que ducere (conduire) ; le Duce est donc le berger qui conduit le peuple. C’est le même sens que dans Führer (guide) avec Hitler ou Conducator avec Carol II et Ceausescu. Et le sens reste assez proche de Caudillo (qui dérive du latin caput, la tête, qui a donné chef et capital en français).
Le fascisme n’a pas été une idéologie fixe, incarnée par le seul Mussolini. Il n’a pas une doctrine bien établie. Au contraire, il a été un assemblage d’éléments disparates et parfois contradictoires, qui ont varié au fil du temps. Produit des Lumières, des thèses de Rousseau notamment dans le contrat social (subordination de l’individu à l’État), le fascisme combat pourtant l’héritage des Lumières, en particulier l’égalité et l’émancipation individuelle. Le fascisme s’est détaché du socialisme et s’est déclaré l’ennemi du communisme, dont pourtant il partageait quelques valeurs, comme le rôle de l’État dans l’organisation de la société, le contrôle strict des individus, et l’avènement de l’homme nouveau. Comme pour le communisme, il s’agissait bien initialement de faire table rase du passé, mais dans la pratique, le fascisme se montra pragmatique et garda bien des choses de l’ancien monde qu’il prétendait renverser. Ainsi, le chef de l’État restait officiellement le roi ; un semblant d’État de droit subsistait ; la répression contre les opposants s’est exercée, mais sans atteindre le niveau de violence observé en Allemagne et en URSS ; le régime s’appuyait sur l’armée et l’Église ; les grands capitalistes ne furent pas inquiétés du discours étatiste, et de leur point de vue, Mussolini avait l’immense avantage d’avoir anéanti la menace d’une révolte ouvrière. Le tournant autoritaire ne fut pris que tardivement lorsque la guerre devint imminente. Et ce tournant autoritaire se fit sur la base d’un puissant appareil bureaucratique sans contrôle politique.
Même le rapprochement avec Hitler n’avait rien d’inéluctable avant 1936 (Mussolini fut le premier à s’inquiéter du réarmement de l’Allemagne en 1935 et à provoquer la rencontre de Stresa avec la France et l’Angleterre). Ce sont les circonstances, notamment l’attitude de la France et de la Grande Bretagne face à l’expansion coloniale italienne en Afrique de l’est et sa volonté de contrôle des Balkans, qui précipitèrent Mussolini dans les bras d’Hitler.
Pour les observateurs étrangers, le fascisme était un modèle de société qui tentait de faire une synthèse entre capitalisme et communisme, et qui offrait l’avantage de se présenter comme un farouche adversaire du bolchevisme et avec lequel on pouvait nouer des relations économiques et diplomatiques. Il n’est donc pas surprenant que des politiques comme Churchill ou le (futur) général Guisan aient pu penser le plus grand bien de Mussolini.
Ces hommes séduits par le fascisme ou opinant positivement à son sujet ont aussi pu se laisser berner par la promesse d’une troisième Rome. N’est-ce pas en effet Rome qui conquit toute l’Europe occidentale militairement il y a deux mille ans ? Puis qui la conquit culturellement lors de la Renaissance ? En Italie, une partie de l’élite libérale était convaincue de la nécessité d’associer le peuple aux décisions pour donner sens à l’unité italienne et éviter les divisions, mais dans le même temps, elle faisait le constat sociologique que l’industrialisation de la société italienne produisait l’exode rural, une atomisation du corps social, un recul des pratiques religieuses, et une montée de la misère. Il semblait légitime de remplacer le suffrage censitaire par le suffrage universel (par la loi de 1912), mais comment éduquer ces masses et leur éviter de sombrer dans l’utopie (communiste) ou la décadence des mœurs ? Il fallait regénérer l’homme, et c’est vers d’anciennes recettes que l’on se tourna. N’est-ce pas le soldat-citoyen de la République romaine qui conquit le bassin méditerranéen ? Puis deux mille ans plus tard, n’est-ce pas le citoyen-soldat de la Révolution française qui propagea les idées révolutionnaires à travers l’Europe ? Rien ne vaut la guerre pour regénérer un peuple…
À l’autre bout de l’échiquier politique, on faisait un constat similaire, avec des conclusions symétriques : la bourgeoisie était une classe décadente ; on ne pouvait rien attendre des socialistes qui avaient accepté le système parlementaire car ils n’obtenaient que des compromis médiocres qui les servaient, eux, et endormaient le peuple ; le peuple n’a pas la capacité d’imposer ses vues et tôt ou tard, il penche du côté du parti qui s’avère le plus fort. Il faut donc organiser la lutte des classes à l’aide des syndicats, et cette lutte doit être porteuse de violence. Le syndicalisme révolutionnaire de Georges Sorel ne prétend pas effacer la lutte des classes en éradiquant la bourgeoise, mais au contraire revenir à un âge d’or du capitalisme, où la lutte des classes était un facteur de progrès. Citons Georges Sorel dans « Réflexions sur la violence » (1908) :
« Deux accidents sont seuls capables, semble-t-il, d’arrêter ce mouvement : une grande guerre étrangère qui pourrait retremper les énergies et qui, en tout cas, amènerait, sans doute, au pouvoir des hommes ayant la volonté de gouverne ; ou une grande extension de la violence prolétarienne qui ferait voir aux bourgeois la réalité révolutionnaire et les dégoûterait des platitudes humanitaires avec lesquelles Jaurès les endort. »
Pour Sorel, il y a eu deux mouvements révolutionnaires au cours des deux derniers millénaires : le christianisme et la Révolution française, mais tous deux n’ont abouti qu’à un changement de classe dirigeante sans modifier les conditions économiques de l’époque. Le ressort conservateur a donc été le moteur le plus puissant qui a brisé les promesses que portaient ces révolutions. Pour éviter de répéter cela, il faut faire table rase du passé et imposer un nouvel ordre institutionnel et social.
Mussolini a été influencé par le syndicalisme révolutionnaire, et on peut voir le fascisme, tout du moins à ses débuts comme une tentative d’application du programme sorélien. Herman de Vries de Heekelingen10, théoricien du fascisme et chantre du Duce à Lausanne, écrivait :
« Il se peut qu’à sa naissance le fascisme ait fait mine de parti politique. En réalité, il ne l’a jamais été. Le fascisme est né d’une crise de croissance d’un peuple plein de vitalité, décidé à liquider définitivement un passé néfaste et à entreprendre une reconstruction et un assainissement complets. Le fascisme, a dit un jour Mussolini, veut remplacer tout ce qui reste du passé démocratique par un ordre nouveau, fait de discipline et de hiérarchie, qui permettra à l’État d’exercer sa fonction, sans chantage et sans désordre, pour le bien-être du peuple et la prospérité de la nation. Le fascisme est devenu ainsi un état d’âme, un renouveau, une renaissance du peuple italien et peut-être se révèlera- t-il comme une renaissance du monde entier. »
Selon l’historien Frédéric Le Moal, c’est dans Nietzsche et Sorel que Mussolini trouva ses sources d’inspiration. De Nietzsche, il retint l’idée de surhomme, qu’il traduisait par l’avènement de l’homme nouveau ou en tout cas la survenance d’une nouvelle aristocratie (dans son sens premier, c.-à-d. le pouvoir des meilleurs). Chez Sorel, il garda l’idée que la violence était la force nécessaire à regénérer l’homme.
C’est ainsi que juste avant que l’Italie renversât ses alliances et entrât en guerre aux côtés de la France de l’Angleterre en 1915, l’internationaliste Mussolini se mua en socialiste nationaliste (ce qui lui valut l’exclusion du Parti socialiste italien en novembre 1914), rejoignant par là la multitude de groupuscules aspirant au nationalisme, au syndicalisme révolutionnaire, au socialisme radical (dans le sillage de Mazzini), et au futurisme11. Frédéric Le Moal résumait cette transformation :
« Au commencement était donc le socialisme. Et le socialisme allait se faire fascisme, sans se renier, lentement, sans véritables contradictions, parce que si le socialisme pouvait se fractionner en une multitude de chapelles, toutes se retrouvaient autour du mythe de la révolution. Car seule une rupture comme celle qu’avait connue la France à la fin du XVIIIe siècle permettrait de tout réinventer, et au premier chef l’homme. »
3.3 Fascistes et antifascistes en Suisse
La Suisse n’échappa pas à l’agitation politique qui bouleversa l’Europe dans les années 1930, agitation que la crise économique qui éclata en 1929 attisa. L’Italie de Mussolini, l’Allemagne de Hitler, le Portugal de Salazar puis l’Espagne de Franco semblaient ouvrir la possibilité d’une troisième voie entre capitalisme et socialisme.
Les mouvements autoritaires firent des émules en Suisse : le Front National créé par Rolf Henne en 1930 en Suisse Alémanique, l’Union Nationale fondée en 1932 par Georges Oltramare à Genève, et la Fédération fasciste suisse d’Arthur Fonjallaz à Lausanne sont les trois mouvements frontistes les plus proéminents.
Comme en Italie ou en Allemagne, ces mouvements considéraient que l’économie de marché devait laisser la place à une économie pilotée par l’État et les corporations (une résurgence de l’Ancien Régime), qu’il fallait remplacer la démocratie parlementaire par un État omnipotent pris en main par un homme fort, qui seul était capable de dépasser les intérêts de parti, et que la cohésion nationale ne pouvait être réalisée qu’à travers la glorification de la nation. Ces mouvements étaient également teintés d’un fort antisémitisme.
On trouvait aussi des mouvements réactionnaires influencés par la droite maurassienne française comme la Ligue vaudoise créée par Marcel Regamey en 1933, qui était anti-étatiste et favorable à la démocratie directe, s’opposant en cela au frontisme et au culte du chef.
Sur le plan électoral, le succès ne fut pas au rendez-vous pour les frontistes à l’échelle fédérale. Aux élections fédérales de 1935, seuls deux conseillers nationaux frontistes furent élus (sur 187 parlementaires). À l’échelle locale, l’Union Nationale eut un petit succès à Genève, sans toutefois dépasser les 10 % au conseil municipal et un seul poste au Grand Conseil. Il existe une multitude de raisons qui expliquent le rejet du frontisme et des mouvements autoritaires en Suisse. Le pays était trop attaché au fédéralisme, à la décentralisation, et la population se méfiait de l’importation d’idées étrangères et de la violence sous-jacente.
L’absence d’adhésion populaire au frontisme ne veut toutefois pas dire que la Suisse était totalement imperméable aux discours de la mouvance fasciste. L’antibolchevisme était un sentiment largement partagé après la Révolution russe de 1917. Et suivant presque en cela le dicton « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », la classe dirigeante suisse pouvait donner quelque crédit à Mussolini dans sa lutte contre le communisme et reconnaître en lui un grand homme d’État qui avait évité à l’Italie le chaos. L’historien François Wisard résume très bien la situation :
« Plus largement, la droite vaudoise et les socialistes-nationaux qui lui étaient alliés sur le plan électoral louaient Mussolini pour avoir fait pièce au communisme et au socialisme, notamment en réorganisant les rapports entre ouvriers et patrons dans le cadre d’un corporatisme d’État et en mobilisant les travailleurs pour de grandes réalisations d’utilité publique comme l’assèchement des marais pontins et la régularisation des horaires ferroviaires. Pour beaucoup d’entre eux – et la politique étrangère de la Suisse, dominée par un anticommunisme rigide, y contribuait –, le fascisme italien apparaissait moins comme une menace que comme une barrière solide contre la révolution communiste. »
Pour autant, la sympathie pour le régime fasciste n’a guère transpiré. La presse vaudoise était plutôt neutre dans les articles relatant la vie politique italienne. Lorsqu’au Conseil d’État fut discutée l’attribution d’honneurs académiques à Mussolini, plusieurs libéraux autour de Jean Baup se montrèrent hostiles à pareil acte alors même que l’ambition impériale de Mussolini et le tournant autocratique étaient de plus en plus manifestes.
Il y avait aussi un antifascisme vivace à Lausanne même s’il n’était représenté que par une mince fraction des socialistes. Les critiques qu’ils portaient à l’endroit du Duce étaient surtout d’avoir trahi la cause (l’internationale ouvrière et la lutte des classes) plutôt qu’une remise à cause de la dictature mise en place en Italie (après tout, les socialistes radicaux rêvaient eux-aussi à une dictature prolétarienne). D’autres à gauche avaient parfaitement perçu le danger représenté par la théorie de l’État fasciste. Les lettres adressées par les professeurs Bonnard et Miéville témoignent de la défiance que pouvait nourrir le fascisme chez les démocrates.
3.4 Que reste-t-il de l’expérience fasciste ?
Que reste-t-il du fascisme de nos jours ? En dehors de quelques groupuscules se revendiquant du fascisme, le fascisme est mort sur le plan politique selon les mots de l’historien Frédéric Le Moal, qui précise : « le fascisme fut une idéologie circonstanciée dans le temps, intrinsèquement liée à la crise du tournant des XIXe–XXe siècles, à la Première Guerre mondiale, à la mauvaise paix de 1919 et aux passions révolutionnaires de la première moitié du siècle. » Il est devenu un slogan accusatoire, voire diffamant : est fasciste tout mouvement supposé réactionnaire et bourgeois, c’est-à-dire tout ce que n’a pas été le fascisme, qui a été un « mouvement révolutionnaire aux racines jacobines, risorgimentales et garibaldiennes, socialiste et nationaliste, ennemi implacable du libéralisme et de l’esprit bourgeois, et qui se voulut religion civile de substitution au christianisme » (toujours selon les mots de Le Moal).
Et s’il y a encore des fascistes, alors il y a des antifascistes. Il faut sans doute laisser la parole à Pier Paolo Pasolini, esprit inclassable et touche-à-tout, qui s’était moqué des petits bourgeois qui parlaient du Grand Soir et se décernaient des brevets d’antifascisme12 :
« Il existe aujourd’hui une forme d’antifascisme archéologique qui est en somme un bon prétexte pour se voir décerner un brevet d’antifascisme réel. Il s’agit d’un antifascisme facile, qui a pour objet et objectif un fascisme archaïque qui n’existe plus et n’existera plus jamais.
(…) une bonne partie de l’antifascisme d’aujourd’hui, ou, du moins, de ce que l’on appelle antifascisme, est soit naïf et stupide, soit prétextuel et de mauvaise foi ; en effet, elle combat, ou fait semblant de combattre, un phénomène mort et enterré, archéologique, qui ne peut plus faire peur à personne. C’est, en somme, un antifascisme de tout confort et de tout repos. »
Cependant les dynamiques à l’œuvre dans le fascisme italien sont toujours actives. Pour Pasolini, il fallait les chercher dans la société de consommation qui avait bouleversé la condition humaine bien plus sûrement que n’avaient pu le faire les discours fascistes. De nos jours, d’autres intellectuels tel le sociologue canadien Mathieu Bock-Côté voient dans des dirigeants politiques comme Justin Trudeau et Emmanuel Macron les nouvelles figures d’un progressisme autoritaire, avec son appareil répressif, la mainmise de l’État sur les individus à un niveau jamais vu lors de la crise covid (crise qu’ils avaient déclenchée), et un poids grandissant de nouvelles idéologies communément regroupées sous le terme (vague) de woke.